Ce n’est pas le noir absolu. Bachir Kerroumi peut en témoigner : « Au début, je voyais beaucoup de rouge, de marron. Après, j’ai eu une période bleue. Maintenant, cela tend vers le gris. » Cet homme de 52 ans fait partie des non-voyants cités dans le beau livre de Sophie Calle Aveugles, paru cette semaine*. Installé dans un café, il complète : « Je lui ai décrit ce que je ‘voyais’. Ce n’est pas monochrome. Mon oeil gauche ‘voit’ du marron, un peu de gris. C’est scintillant, lumineux, avec un fond rose. L’oeil droit ‘voit’ toujours du noir, du gris. Cela change tout le temps… comme une couleur vivante. »
Difficile d’expliquer ce qu’il a en tête. Les sons, par exemple, vibrent en lui sous forme de couleurs. « La musique classique, explique-t-il, c’est systématiquement blanc. Mais avec des nuances : Chopin est plus clair que Mozart, blanc cassé. Le jazz devient un mélange jaune doré, avec des rayures noires, le rock une couleur bois… » La voix de la journaliste s’apparente au bleu, celle du photographe à un noir un peu clair, gris. « Je ne le contrôle pas. Ce doit être une combinaison culturelle et neurologique. »
La plus belle chose? « La mer à perte de vue »
Le livre-objet de Sophie Calle nous ouvre un chemin dans ce monde inconnu. Après avoir mis en scène un e-mail de rupture envoyé par son amant ou filmé la mort de sa mère, elle poursuit sa réflexion sur l’absence. Témoignages, photos, textes en braille, elle réunit là trois oeuvres ayant trait aux non-voyants. La première date de 1986. « J’hésitais à m’y mettre. Je craignais que ce ne soit cruel, confie l’artiste, souvent accusée de s’introduire dans la vie privée des autres. Un jour, j’ai posé la question à brûle-pourpoint à un aveugle dans la rue : ‘Vous êtes aveugle de naissance?’ Il a dit oui. Je lui ai demandé quelle était la plus belle chose à ses yeux. Il a répondu : ‘La mer, la mer à perte de vue.’ J’ai trouvé cela tellement extravagant, poétique, je me suis lancée. »
Elle rencontre donc une vingtaine de personnes nées aveugles. Résultat : des portraits noir et blanc, des yeux atrophiés, et autant de définitions de la beauté. Le vert, répond un enfant, « parce que chaque fois que j’aime quelque chose, on me dit que c’est vert. L’herbe est verte, les arbres, les feuilles, la nature… » Un homme évoque les cheveux des femmes. Un autre, Francis Lalanne. Un père, son fils aperçu en rêve. On oublierait presque que ces gens ne voient pas : « À Versailles, j’aime l’enfilade des jardins, des bassins, des pièces d’eau. C’est magnifique, décrit l’un d’eux. Il faut les voir depuis la galerie des Glaces, en les surplombant. De là vous embrassez tout, et j’aime voir l’ensemble. Mon regard plonge, on me décrit et je transpose. »
Comme il le relate dans un livre**, Bachir Kerroumi, lui, a perdu la vue à 18 ans. « J’ai eu une hémorragie des yeux. Un matin, au réveil, un voile rouge me barrait la vue. Je voyais encore la lumière et les ombres. Après, tout s’est éteint. » Un cauchemar. « En réalité, tempère- t-il aujourd’hui, on n’est pas dans le noir. Quand cela ne va pas, on peut avoir l’impression d’être dans un gouffre. Mais dès que l’on se sent mieux, on a des couleurs. On peut même ‘voir’ des étoiles! »
Dans la conversation, il conjugue facilement le verbe voir : « Dernièrement, je suis allé voir deux films, Polisse et Intouchables. En disant cela, je ne crois pas usurper quoi que ce soit. Je perçois l’atmosphère, j’entends les sons et je reconstruis l’image dans ma tête… » Il est allé une fois à une séance de cinéma en « audiovision » : une voix décrivait les scènes trop imagées. Très vite, il a enlevé son casque : « Décrire ainsi l’image, je trouvais cela pauvre… »
La dernière image qui a tout effacé
L’imaginaire s’avère infiniment plus riche. Sophie Calle a demandé à des non-voyants ce qu’ils percevaient, et l’a comparé à des citations d’artistes sur le monochrome (deuxième oeuvre, 1991). Chaque vision est très personnelle. « J’ai assisté à une scène surréaliste : un couple d’aveugles se disputait sur la couleur d’un papier peint dans sa cuisine, raconte-t-elle. L’un voulait du turquoise, l’autre trouvait cela ridicule. »
Certains non-voyants gardent des bribes de mémoire visuelle. Mais parfois, la dernière image a tout effacé. Comme ce chauffeur de taxi qui revoit parfaitement le mafioso lui tirant une balle dans la tête, mais qui a oublié le visage de ses enfants. D’autres se souviennent de la blouse blanche qui s’apprêtait à les opérer, du camion qui les a percutés. Sophie Calle collecte ces « dernières images »… et les transpose en photo (troisième oeuvre, 2010, exposée en ce moment à Istanbul).
Bachir, lui, garde en mémoire les traits de ses parents, mais préfère ne pas y penser. Il ne veut pas être plaint. Il travaille comme économiste, enseigne le judo à des voyants, et a révisé sa définition de la beauté : « Cela dépend de mes sentiments… Je m’intéresse davantage à l’être humain. Mais c’est peut-être l’âge qui me fait parler ainsi, et non mon expérience d’aveugle. »
* Éditions Actes Sud, 168 p., 79 euros.
** Le Voile rouge, Gallimard, 2009, 19 euros.